Le Quartier Pogge
Inscrit à la rue Goossens, l’habitat tourne le dos à la maison communale située place Colignon, un bâtiment imposant du XIXème siècle, pourtant tout proche et visible depuis chez nous. Comme souvent dans les quartiers resserrés de la ville, les habitants s’identifient à quelques rues, quelques magasins, des lieux de rencontre, des adresses choisies. Plutôt que le quartier Colignon, nous disons volontiers que nous sommes du quartier Pogge, dont la place, elle aussi, est toute proche, mais cette dernière déroule son tapis rouge dans l’autre sens, à nos pieds : elle est du côté de la vie.
Pogge diffuse ses parfums de vie grouillante : les cafés (le Vatan ou le Grand majestic), les snacks (le Pacha, le Taksim,…), les boulangeries, la boucherie, la poissonnerie-restaurant, la pizzeria, le presse-tabac, la pharmacie ou le night shop, l’épicier primeur, encore. Quelque chose d’un quotidien se suffit de ce mouchoir de poche, et rapidement, les visages deviennent familiers. On se salue, on se sourit. Quelques mots suffisent pour que le nouveau-venu se sente chez lui.
C’est que Pogge a accueilli depuis longtemps des gens de tout horizon, et les a digérés dans cette partie de la ville où les façades indiquent que l’histoire n’est pas définitivement écrite. Il suffit de jeter un oeil aux allures de chantier permanent de la devanture de l’école Verwée, et son amas de tôles sans âme, ou l’ancienne pompe à essence, promise à un meilleur avenir mais toujours plantée là, telle une épave fondue dans la trame des trottoirs.
Dans les rues, ce sont les Turcs dont l’épicentre de la communauté installée en Belgique se situe à un jet de pierres, au carrefour Rogier, surnommé « Antalya » à cause des agences de voyage qui ont pignon sur rue. Ce sont les familles marocaines encore disséminées çà et là, mais aussi, les discrets Albanais dont le coeur belge vit dans nos environs… A quelques minutes de la rue Goossens, la seule librairie albanaise de Belgique tient boutique, frappée du drapeau de l’aigle noir sur fond rouge, peu visible de la rue.
Qui dit Albanais, dit Macédoniens, Kosovars… D’autres complètent cette carte du monde ramassée : des visages d’Afrique noire, et plus récemment, des Syriens, des Bulgares, des Roumains,… La gare de Bruxelles Nord, autour de laquelle gravitent les réfugiés cherchant un avenir possible en Belgique, dépose ses trains et ses compagnies de bus à 20 minutes à peine à pied de chez nous.
Le monde n’est jamais loin, à Pogge. Toute la journée, ce monde-là s’agrippe aux barres du tram 92 qui nous relie au centre de Bruxelles. Etre là, bien sûr mais tout autant, la tête ailleurs. Vers le pays d’origine, pour certains, vers l’espoir d’un bon travail aussi, et pour nous, habitants de Casa Nova, la sensation que la ville s’invente ici, en faisant le grand écart.
Au-delà de Pogge, en dépliant notre place comme on ouvre une valise en carton aux mille facettes, c’est Muriel et le Novanoïs (rue des Ailes), ses studios d’enregistrement connus dans tout Bruxelles, ayant construit son nid dans un ancien cinéma et salle de concert, c’est l’espace Vogler de la rue du même nom et son tissu associatif mettant l’accent sur l’apprentissage (la langue française, l’expression, la petite enfance,…), c’est la maison Autrique, noble témoignage de l’Art Nouveau (chaussée de Haecht), c’est l’espace Zèbre de proximité (rue Simoens), et encore plus loin, le supermarché coopératif de la Bees-coop (Coteaux),… Nous pourrions sortir de nos poches bien d’autres comptoirs, humer d’autres épices.
Vivre à Pogge est pour nous la certitude d’habiter au croisement du passé et du futur, des gens d’ailleurs venus vivre ici, ou des gens d’ici qui s’apprêtent à partir ailleurs, des jeunes générations aux plus anciens. Tout ce que Bruxelles jette sur la table avec un point d’interrogation : vivre, se déplacer, travailler, aimer, trouver sa parole intérieure ; forme le sel de l’existence de nos voisins autant que la nôtre, comme si quelqu’un avait jeté un caillou dans une rivière invisible. Et l’eau y vibre à la ronde.
C’est pour cela que l’on se reconnaît si bien, entre gens de Pogge : derrière les apparences, on se pose tout simplement les mêmes questions. Comment être du côté de la vie ? Faire de notre habitat un trait d’union dans la ville y puise sa netteté. Viva Casa Nova, viva Pogge !
Bruxelles
Bruxelles, capitale des Belges et des Européens, des langues de Belgique et d’ailleurs, porte avant tout une image, une mauvaise image…
Tous les jours à la radio, au Nord et au Sud du pays, une pause publicitaire commence ainsi : « Gros embarras de circulation à Grand-Bigard. » Personne ne sait si Grand-Bigard est un village, un copain de Saint-Nicolas, une pompe à essence ou un sex-shop, parce que personne n’y met jamais les pieds mais, c’est comme ça, tous les matins, quand on parle de Bruxelles à la radio, c’est d’abord par l’annonce du trafic routier et avec des airs de débarquement en Normandie. Bienvenue dans la capitale, les enfants.
Bruxelles, cette vieille dame à l’échelle de la grande histoire, possède pourtant le cœur d’une jeune première, puisque la Région de Bruxelles Capitale date de 1989 sur l’échiquier belge. Et donc ? Donc, la fougue de la jeunesse, Madame, l’enthousiasme des débutantes, Monsieur, l’invention comme pense-bête et la foi dans les solutions, en s’appuyant sur les belles ressources de la ville.
Par exemple ? Plutôt que de traverser la ville derrière un volant et la solitude qui va avec, la plupart des gens, d’ici ou de passage, utilisent aujourd’hui les transports en commun, obliquent vers le vélo ou se déplacent à pied…[1] Ainsi, le premier espace commun de la ville, ce sont les sièges des bus et le pavé des trottoirs, les rames des métros et l’horizon élargi des places, la main courante des trams et l’alignement des avenues.
On fait avec les autres : les mamans qui promènent le petit dernier, les enfants qui rentrent bruyamment de l’école, les cravatés qui courent reprendre leur train, les étudiants faussement concentrés, les amoureux flânant aux terrasses, les garages ouverts pour un apéro de quartier, les terrains de foot tracés sur le pavé,… Se déplacer, c’est vivre la ville avec la bande son et la bande image, de l’intérieur. Sans casque. Bref, parce qu’il a bien fallu mettre pied à terre, faire confiance autrement à Bruxelles, on fait société.
Une fois en route, les contrastes sautent aux yeux. Par exemple, ville de quartiers pauvres comme notre quartier Pogge où l’on aperçoit des gens affairés pour une formation-emploi, des petits boulots, de la débrouille, des commerces où taper la discute et les étals débordant presque sur la rue. Ou encore, ville de rames de bureaux ordonnés où ça tapote les courbes de bénéfice et la machine à café pour un dernier shot avant de rentrer chez soi.
Ville plurielle,… où les vieilles pierres « à la flamande » peuvent brutalement s’interrompre pour laisser place à du béton garanti sans style… Une administration ou quelque chose du genre… Les petits centres villageois se voient hachurés par de grandes routes de macadam encore fumant. On appelle ça des « axes de pénétration » en langage urbanistique… La Bruxelloise est tout autant ville de tourisme et patrie de l’Atomium, cette familière paire de boules jouant dans le ciel laekenois, mais pas loin, on se bat pour ouvrir des centres commerciaux barrés par des enseignes énormes pour une boisson gazeuse. C’est tout ça, ensemble, Bruxelles : la beauté, la laideur et la vie. Les universitaires parlent de nous comme de la super-diversité, avec un tiers des habitants ayant une autre nationalité que belge… Après Dubaï, nous sommes la grande ville la plus cosmopolite au monde.[2] Ainsi, dans les maisons, de plus en plus, le français n’est que la deuxième langue parlée…
Siège de l’Europe et de l’Otan, Bruxelles recèle le plus grand centre d’interprètes au monde[3], devant New York qui malgré les Nations Unies ressemble à un abribus à côté de nous, en la matière.
A la table du repas, on ne cause pas d’Elio Di Rupo ou de Bart De Wever mais de Theresa May, Recep Erdogan, Donald Trump, Paolo Gentiloni, Macron, la Catalogne, Merkel, et bien d’autres…
Dans le quadrillage des rues, enfin, en levant la tête, on voit poindre de vieilles tours de béton, des hangars comme de grands vaisseaux phares du passé. Demeurés dans le paysage, ces bâtiments ont pourtant été vidés de leurs machines et de leurs travailleurs, partis rejoindre la périphérie, quand ce n’est pas des destinations plus exotiques.
Petit à petit, la ville relève ces espaces, les transforme, les habite : un futur musée dans un garage Citroën, un bâtiment graffiti géant dans des anciens bureaux, des expos d’architecture au 24ème étage d’une tour dont il ne reste que les murs, la culture des champignons dans les sous-sol d’une ex-gare de marchandise, et du logement comme on peut, où l’on peut. Pour nous, Casa Noviens, cela a pris la forme d’un vieux théâtre du XIXème siècle, le théâtre Pogge.
Toute cette diversité dans les visages, dans les pierres, dans les récits, dans les manières d’être à la ville, témoigne de défis à relever, d’équilibres à trouver ; le plaisir d’inventer une identité d’aujourd’hui. C’est quoi Bruxelles ? Créer la ville avec d’autres. Au sein de Casa Nova, on s’y colle.
[1] 400 millions de voyages en 2017 en transports en commun, plus du double de la Wallonie, et donc, plus d’1 million de gens transportés par jour
[2] Voir http://www.levif.be/actualite/belgique/bruxelles-deuxieme-ville-la-plus-cosmopolite-du-monde/article-normal-451923.html
[3] Voir http://www.lalibre.be/actu/belgique/bruxelles-le-terrain-de-jeu-des-interpretes-51b87c51e4b0de6db9a822c1